Mahmoud Jouda
Auteur de « Gaza l’orpheline », « Lettres à Bagdad », et « Le jardin des jambes ».
Le 7 octobre, 11h32
[Joudeh publie la photographie d’une page de son livre « Le jardin des jambes]
(…) elles s'amassèrent dans le canal pour s'écouler le long du jardin de jambes. Le courant était si intense qu’il fissura l'argile, comme pour annoncer la résurrection. La terre se mit à trembler, les jambes, et les pieds, et les rêves, et les larmes encore chaudes, et les doigts et les cadavres plantés dans des pneus, se mirent à former un corps, un corps qui n'était fait que de jambes et de mains, de têtes et d’yeux, et ce corps géant se mit à ramper au sol, annonçant le retour véritable vers le pays qui avait été volé, les tirs ne l’empêcheront pas, ni les obus des chars, ni les bombardements des avions les plus sophistiqués, c’est un corps formidable, bâti sur des milliers de mort.e.s, de blessés.e. s, d’endeuillé.e.s, appuyé sur le sang et les âmes et les larmes, et les souvenirs et la douleur de dizaines d'années de souffrance des grand-mères et des mères, de l’humiliation des pères et de l’amertume de l’exil.. Le corps s'élança vers l’Est, vers le soleil, vers la nostalgie, vers la vérité, s’enivrer du parfum des oranges, du vent de Haïfa et de Jaffa, d’Asdod, de Bir al-Saba’ et Jérusalem, et la foule se mit à le suivre, à s'abriter derrière lui, scandant du fond de gorges blessées desquelles coule le sang: “nous revenons.. nous revenons”.
Hassan criait : « voilà que le rêve est devenu réalité.. voilà les pieds qui se forment, et se lèvent pour faire leur premier pas.. Que l'éternité, que l’impossible se réalise.”.
Le 8 octobre, 19h09
[À la petite fille d’une femme israélienne capturée]
À “Adva”, l’israélienne !
Ta grand-mère, Adva, a détruit de ses mains le rêve de la mienne, Khadra - morte à quatre-vingt ans, et a fabriqué des tragédies qui se prolongent jusqu'à ce jour.
Ma grand-mère Khadra, Adva, aimait ce pays beaucoup plus que ta grand-mère, parce qu’elle y est née et que ses couleurs sont semblables aux couleurs de ses terres, et que son nom est Khadra et non Yavi.
Ma grand-mère, Adva, est morte devant mes yeux alors que j'étais encore enfant qui n’avait pas conscience de la portée de ses mots alors qu’elle rendait l'âme en disant “ramenez-moi à la maison”. Je n’ai pas compris ce qu’elle avait voulu dire, et j’ai répondu avec la naïveté d’un enfant: “tu es à la maison, grand-mère”, mais elle répétait les mêmes mots d’une voix brûlée. Confus je me suis tourné vers ceux qui nous entouraient, jusqu'à croiser le regard de ma mère, Zakia, qui serrait ma grand-mère dans ses bras, elle m’a dit en pleurant: “Ta grand-mère parle de la maison du pays mon fils”. La maison, c’est le rêve que ta grand-mère Yavi a détruit. Elle a détruit, il y a 75 ans, le rêve des grands-parents des réfugiés dans les mains desquels elle est tombée. Soit rassurée, Adva, ta grand-mère va probablement bien et elle prend sûrement ses médicaments régulièrement ; et si ma grand-mère était en vie, elle lui aurait préparé à manger et lui aurait posé des questions sur le pays, les puits d’eau et les dattiers. Nous sommes généreux, Adva, mais ta grand-mère a volé des rêves.
J'espère que tu liras cette lettre, Adva, retiens en quelque chose d’important: “tu vis sur les ruines du rêve de ma grand-mère, sur mon présent, et sur l’avenir de mes enfants, et nous rétablirons la vérité, qu’on soit morts, vivants, esprits, images, souvenirs, nous reviendrons, nous sortirons de partout, surgissant de chaque lieu, avec une idée et la force de ceux qui ont emmené ta grand-mère à Gaza.
Nous reviendrons, Adva, ce n’est pas un slogan, c’est une certitude qui s'étend de l’esprit de ma grand-mère, à celui qui émerge des tripes de ma fille Bagdad, pour que se propage la certitude plus loin que l'éternité, au-delà des frontières de l’infini.
Le 4 novembre, 13h39
Une femme faisait la queue depuis des heures pour le pain, pendant que la file des hommes s’était arrêtée plusieurs fois, notamment pour une altercation entre deux d’entre eux sur le tour de rôle pour accéder à un paquet de pain, quelques hommes ont séparé ceux qui se battaient jusqu’à ce que l’un d’eux jette l’argent et le paquet de pain en l’air en criant “Ce n’est pas nous! On ne se bat pas les uns contre les autres pour du pain!”, puis il a pleuré.
Le silence a alors gagné la rue entière, tout le monde se regardait dans le blanc des yeux, ce silence ressemble étrangement à celui qui s’observe au passage d’un missile qui se dirige vers sa cible. Cette fois-ci, ce n’était pas un missile, mais le cri de la femme qui quittait la file du pain, marchant et pleurant en silence et avec fierté. Elle prit la main de son fils, un jeune enfant à qui elle a dit: “viens maman, on fera sans, la bouchée de la honte”.
Les habitants de Gaza ne sont jamais passés par une telle situation, ils n’ont jamais été pauvres au point de mendier, ses habitants vivent majoritairement dans des maisons et des appartements qui leur appartiennent dans de jolis quartiers, et ils se procurent ce dont ils ont besoin sans difficulté, ils excellent dans les études, et le chant, et ils suivent les modes. À Gaza nous ne faisons pas de miracles, nous ne sommes pas les héros extraordinaires de notre époque sur lesquels les poètes écrivent leurs espoirs impuissants.. À Gaza, nous sommes des gens ordinaires, on chante, on ment, on danse, on aime les tresses et les tartes et les sorties, nous sommes humains, on se trompe, on pleure, ne nous voyez pas comme des mères qui crient dans les funérailles, ces femmes vident leurs larmes dans des youyous, elles ont perdu la tête avec la première goutte de sang qui a coulé du corps de leurs enfants. Je jure que nous sommes humains, on aime la vie et nous ne sommes pas des rochers, nous sommes faits de poussière, d’eau et de beaucoup de dignité.
Mahmoud continue d'écrire depuis son domicile à Rafah
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